La nullité des servitudes sans fonds dominant ou servant : un régime juridique complexe

La servitude constitue un droit réel immobilier qui établit une charge sur un fonds au profit d’un autre fonds appartenant à un propriétaire distinct. Cette construction juridique repose sur deux éléments fondamentaux : l’existence d’un fonds servant, qui supporte la charge, et d’un fonds dominant, qui en bénéficie. L’absence de l’un de ces deux éléments constitutifs provoque un bouleversement de la nature même de ce droit réel et entraîne sa nullité. Cette problématique, au carrefour du droit des biens et du droit des obligations, soulève des questions juridiques complexes tant sur le plan théorique que pratique. Les tribunaux français ont développé une jurisprudence nuancée sur cette question, distinguant diverses situations et établissant un régime de nullité spécifique.

Fondements juridiques des servitudes et exigence des fonds dominant et servant

La servitude trouve son fondement légal dans l’article 637 du Code civil qui la définit comme « une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire ». Cette définition met en lumière les deux éléments constitutifs indispensables à l’existence même d’une servitude : le fonds servant et le fonds dominant.

Le fonds servant représente l’immeuble qui supporte la charge, c’est-à-dire celui sur lequel s’exerce la servitude. Il peut s’agir d’un terrain, d’un bâtiment ou de tout autre bien immobilier. Le fonds dominant, quant à lui, correspond à l’immeuble qui bénéficie de cette charge. Ces deux fonds doivent nécessairement appartenir à des propriétaires différents, sans quoi on se trouverait dans une situation où un propriétaire exercerait un droit sur sa propre chose, ce qui est juridiquement inconcevable dans le cadre d’une servitude.

Cette exigence de dualité des fonds constitue l’essence même de la servitude et la distingue d’autres droits réels comme l’usufruit. La Cour de cassation a constamment réaffirmé ce principe, notamment dans un arrêt du 30 janvier 1979 où elle précise que « la servitude suppose l’existence de deux fonds appartenant à des propriétaires différents ».

Caractère réel de la servitude

La servitude se caractérise par son attachement au fonds et non à la personne. Cette nature réelle et non personnelle est fondamentale. Elle implique que la servitude suit le fonds en cas de transfert de propriété, sans qu’une mention spécifique soit nécessaire dans l’acte de vente. Ce caractère réel est directement lié à l’existence des deux fonds.

L’article 686 du Code civil renforce cette conception en précisant qu’il est permis « aux propriétaires d’établir sur leurs propriétés telles servitudes que bon leur semble, pourvu que les services établis ne soient imposés ni à la personne, ni en faveur de la personne, mais seulement à un fonds et pour un fonds ».

  • La servitude est attachée au fonds et non à son propriétaire
  • Elle se transmet automatiquement avec la propriété du fonds
  • Son objet doit être l’utilité du fonds dominant et non l’agrément personnel du propriétaire

Cette vision restrictive des servitudes s’explique par la volonté du législateur d’éviter la reconstitution de charges perpétuelles rappelant les servitudes féodales, abolies lors de la Révolution française. La nullité des servitudes sans fonds dominant ou servant s’inscrit dans cette logique de protection de la liberté des fonds.

Régime de nullité applicable aux servitudes sans fonds dominant

L’absence de fonds dominant dans l’établissement d’une servitude constitue une violation directe de l’article 637 du Code civil. Cette situation se produit lorsqu’une charge est établie au profit d’une personne déterminée plutôt qu’au bénéfice d’un fonds. La jurisprudence a qualifié cette hypothèse de « servitude personnelle », un oxymore juridique puisque la servitude est par nature réelle.

La nullité qui frappe ce type d’arrangement juridique est absolue. Elle se justifie par l’atteinte portée à une règle d’ordre public visant à empêcher la création de charges perpétuelles sur les immeubles. Cette nullité peut être invoquée par toute personne y ayant intérêt, y compris celui qui a consenti à l’établissement de la servitude irrégulière.

Dans un arrêt du 13 octobre 1993, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a confirmé cette position en cassant un arrêt d’appel qui avait validé une servitude établie au profit d’une personne et non d’un fonds. Les juges ont rappelé que « constitue une servitude personnelle, prohibée par l’article 686 du Code civil, la charge imposée à un fonds pour l’utilité personnelle d’un individu et non pour celle d’un autre fonds ».

Requalification possible en droit personnel

Face à la nullité de la servitude sans fonds dominant, la jurisprudence a développé une approche pragmatique permettant de sauvegarder, dans certains cas, l’intention des parties. En effet, les tribunaux admettent parfois la requalification de l’acte en droit personnel, lorsque les conditions sont réunies.

Ainsi, ce qui devait être une servitude peut être transformé en un droit d’usage ou en une obligation personnelle. Cette conversion juridique présente toutefois d’importantes conséquences pratiques :

  • Le droit n’est plus attaché au fonds mais à la personne
  • Il n’est pas transmissible aux acquéreurs successifs du bien
  • Sa durée est généralement limitée à la vie du bénéficiaire ou à une période déterminée

Cette requalification n’est pas automatique et dépend de l’interprétation de la volonté des parties. La Cour de cassation exige que les juges du fond recherchent si les parties ont entendu créer un droit réel ou un simple droit personnel, comme l’illustre l’arrêt du 18 décembre 2002.

Il convient de noter que certains droits, bien que présentant des similitudes avec les servitudes, sont expressément autorisés par le législateur malgré l’absence de fonds dominant. C’est notamment le cas des servitudes administratives ou d’utilité publique qui, en réalité, ne sont pas des servitudes au sens strict du Code civil mais des limitations administratives au droit de propriété.

Problématique des servitudes sans fonds servant : une impossibilité juridique

Si l’absence de fonds dominant conduit à la nullité de la servitude avec possibilité de requalification, l’absence de fonds servant représente une impossibilité juridique encore plus fondamentale. En effet, la servitude étant par définition une charge imposée sur un héritage, l’inexistence de ce support matériel rend conceptuellement impossible l’établissement d’une servitude.

Cette situation peut survenir dans différents contextes, notamment lorsque le bien censé constituer le fonds servant n’a pas de caractère immobilier ou lorsqu’il s’agit d’un bien du domaine public. Dans ce dernier cas, le principe d’inaliénabilité du domaine public s’oppose à l’établissement de servitudes de droit privé, comme l’a rappelé le Conseil d’État dans plusieurs décisions.

La nullité qui frappe une tentative d’établissement de servitude sans fonds servant est absolue et ne peut faire l’objet d’aucune confirmation ou régularisation. Elle touche à l’existence même de l’objet du contrat et relève donc de l’article 1128 du Code civil qui exige un objet certain pour la validité des conventions.

Cas particulier des biens du domaine public

Les biens relevant du domaine public sont soumis à un régime juridique spécifique qui les rend insusceptibles de supporter des servitudes de droit privé. Cette règle découle du principe d’inaliénabilité du domaine public, consacré à l’article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.

Toutefois, la jurisprudence administrative a apporté certaines nuances à ce principe. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 11 février 1994 (Compagnie d’assurance La Préservatrice foncière), a admis qu’une servitude pouvait grever un bien du domaine public si elle est compatible avec l’affectation de ce bien.

Cette exception reste néanmoins strictement encadrée et soumise à une double condition :

  • La servitude doit être compatible avec l’affectation du domaine public
  • Elle ne doit pas entraver le fonctionnement du service public

En pratique, ce type de situation peut être résolu par l’octroi d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public ou d’une convention d’occupation, qui créent des droits personnels et non réels. Ces mécanismes permettent d’atteindre un résultat pratique similaire à celui d’une servitude tout en respectant les principes de la domanialité publique.

La réforme du droit des biens envisagée depuis plusieurs années pourrait clarifier cette question en consacrant expressément l’impossibilité d’établir des servitudes sur le domaine public, tout en prévoyant des mécanismes alternatifs adaptés aux besoins de la pratique.

Effets de la nullité et conséquences pratiques pour les parties

La nullité d’une servitude établie sans fonds dominant ou servant entraîne des conséquences juridiques significatives qu’il convient d’analyser tant sur le plan théorique que pratique. Le principe fondamental guidant cette matière est l’effet rétroactif de la nullité : l’acte juridique est censé n’avoir jamais existé.

Cette rétroactivité implique que toutes les situations juridiques nées de la servitude nulle doivent être défaites. Le propriétaire du prétendu fonds servant peut ainsi exiger la cessation immédiate de l’usage qui était fait de son bien, la suppression des aménagements éventuellement réalisés pour l’exercice de la servitude, voire des dommages-intérêts en cas de préjudice.

Sur le plan procédural, l’action en nullité absolue d’une servitude irrégulièrement constituée est ouverte à toute personne justifiant d’un intérêt légitime, y compris :

  • Le propriétaire actuel du fonds prétendument servant
  • Les propriétaires successifs de ce fonds
  • Les créanciers hypothécaires
  • Le ministère public dans certains cas

Cette action n’est pas soumise à la prescription quinquennale de droit commun, mais à la prescription trentenaire, désormais ramenée à vingt ans depuis la réforme de 2008. La Cour de cassation considère en effet que la nullité d’une servitude établie en violation des règles d’ordre public touche à l’état des immeubles et relève donc de la prescription longue.

Indemnisation et restitutions

L’annulation de la servitude pose la question délicate des restitutions. Si des sommes ont été versées pour l’établissement de la servitude nulle, elles doivent en principe être restituées en application de l’article 1352 du Code civil.

Toutefois, la jurisprudence admet des tempéraments à ce principe lorsque la nullité résulte d’une illicéité imputable aux deux parties. Dans un arrêt du 9 novembre 1999, la première chambre civile a ainsi refusé la restitution du prix payé pour l’établissement d’une servitude illicite, en application de l’adage « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans » (nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude).

Concernant les aménagements réalisés pour l’exercice de la servitude nulle, leur sort dépend de leur nature :

  • S’ils sont incorporés au sol, ils deviennent la propriété du propriétaire du fonds par accession
  • S’ils peuvent être enlevés sans dégradation, leur retrait peut être exigé

Dans tous les cas, une indemnisation peut être due sur le fondement de l’enrichissement injustifié si les conditions en sont réunies. La Cour de cassation a précisé les modalités de cette indemnisation dans plusieurs arrêts, notamment celui du 15 juin 2004, en exigeant que soit prise en compte la plus-value effectivement apportée au fonds.

Sur le plan fiscal, l’annulation d’une servitude peut avoir des incidences complexes, notamment en matière de droits d’enregistrement et de plus-values immobilières. Une consultation préalable auprès d’un fiscaliste s’avère souvent nécessaire pour anticiper ces conséquences.

Stratégies juridiques pour sécuriser les relations entre fonds

Face aux risques de nullité des arrangements juridiques mal qualifiés, les praticiens du droit ont développé diverses stratégies pour sécuriser les relations entre propriétaires de fonds voisins. Ces approches visent soit à garantir la validité d’une véritable servitude, soit à mettre en place des mécanismes alternatifs offrant une sécurité juridique comparable.

La première précaution consiste à identifier clairement les fonds dominant et servant dans l’acte constitutif de servitude. Cette identification doit être précise et complète, comportant les références cadastrales, l’adresse exacte et idéalement un plan annexé à l’acte. La Cour de cassation exige en effet que les fonds soient déterminés avec précision, comme le rappelle un arrêt du 30 octobre 2007.

Il est tout aussi fondamental de caractériser l’utilité objective que la servitude procure au fonds dominant, et non simplement à son propriétaire. Cette utilité doit être appréciée in concreto, en fonction des caractéristiques du fonds. Par exemple, une servitude de passage ne sera valable que si elle facilite effectivement l’accès ou l’exploitation du fonds dominant.

Mécanismes juridiques alternatifs

Lorsque l’établissement d’une servitude s’avère impossible ou risqué, plusieurs mécanismes juridiques alternatifs peuvent être envisagés :

  • Le droit d’usage ou d’habitation (articles 625 et suivants du Code civil)
  • La constitution d’un usufruit temporaire
  • La création d’une obligation propter rem (obligation réelle)
  • Le recours à un bail emphytéotique ou à construction

Parmi ces alternatives, l’obligation propter rem mérite une attention particulière. Il s’agit d’une obligation attachée à la qualité de propriétaire d’un bien, qui se transmet automatiquement aux propriétaires successifs. La Cour de cassation en a précisé le régime dans un arrêt du 30 janvier 2008, en reconnaissant sa validité sous certaines conditions.

Le droit réel de jouissance spéciale, consacré par l’arrêt Maison de Poésie du 31 octobre 2012, constitue une autre option intéressante. Ce droit permet de conférer à un tiers la jouissance spécifique d’un attribut du droit de propriété, pour une durée qui ne peut excéder 30 ans selon la jurisprudence récente.

Pour les relations entre voisins ne nécessitant pas un droit réel, des conventions de voisinage peuvent être conclues. Ces contrats, qui créent des obligations personnelles, présentent l’avantage de la souplesse mais l’inconvénient de ne pas être automatiquement transmissibles aux acquéreurs successifs des biens, sauf à prévoir expressément une clause en ce sens et à publier l’acte.

Enfin, dans le cadre d’opérations immobilières complexes, la création d’une association syndicale libre (ASL) ou d’une association foncière urbaine (AFU) peut offrir un cadre juridique adapté pour organiser les relations entre propriétaires et éviter le recours à des servitudes multiples dont la validité pourrait être contestée.

Vers une évolution de la conception juridique des servitudes

Le régime juridique actuel des servitudes, hérité du Code Napoléon de 1804, montre parfois ses limites face aux besoins contemporains de l’aménagement foncier et immobilier. Plusieurs courants doctrinaux et projets de réforme suggèrent une évolution de la conception traditionnelle des servitudes pour l’adapter aux réalités économiques et sociales du XXIe siècle.

L’avant-projet de réforme du droit des biens, élaboré sous la direction du Professeur Périnet-Marquet, propose notamment d’assouplir certaines règles relatives aux servitudes. Sans remettre en cause l’exigence fondamentale des fonds dominant et servant, ce projet envisage d’élargir les possibilités de création de droits réels sur les immeubles.

Cette approche s’inscrit dans un mouvement plus large de reconnaissance de la liberté contractuelle en matière de droits réels, consacrée par la Cour de cassation dans l’arrêt Maison de Poésie de 2012. En admettant la création d’un droit réel de jouissance spéciale distinct des servitudes classiques, la Haute juridiction a ouvert la voie à une diversification des droits réels immobiliers.

Influences du droit comparé

Le droit comparé offre des perspectives intéressantes pour faire évoluer notre conception des servitudes. Plusieurs systèmes juridiques étrangers ont adopté des approches plus souples :

  • Le droit allemand reconnaît les servitudes personnelles limitées (beschränkte persönliche Dienstbarkeiten)
  • Le droit québécois admet certaines servitudes personnelles
  • Les systèmes de Common Law distinguent les easements (servitudes) des profits à prendre et des covenants

Ces exemples étrangers montrent qu’il est possible de concilier la protection contre les charges perpétuelles avec une certaine flexibilité dans l’aménagement des droits réels immobiliers.

La jurisprudence française récente témoigne d’ailleurs d’une évolution progressive vers une conception moins rigide des servitudes. Dans un arrêt du 31 octobre 2012, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a reconnu la validité d’un droit réel de jouissance spéciale distinct d’une servitude classique, ouvrant ainsi la voie à une diversification des droits réels immobiliers.

De même, la loi ALUR du 24 mars 2014 a introduit dans notre droit des mécanismes novateurs comme le bail réel immobilier (BRILO), qui permet de dissocier temporairement la propriété du sol de celle du bâti, offrant ainsi une alternative aux servitudes traditionnelles pour certains usages.

Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus générale à la contractualisation du droit des biens, qui privilégie l’autonomie de la volonté des parties tout en maintenant certaines limites d’ordre public. La doctrine contemporaine soutient majoritairement cette approche, estimant qu’elle permet de mieux répondre aux besoins de la pratique sans sacrifier la sécurité juridique.

Néanmoins, cette évolution ne remet pas en cause le principe fondamental selon lequel une servitude nécessite l’existence d’un fonds dominant et d’un fonds servant. Elle propose plutôt de compléter le paysage juridique par de nouveaux droits réels adaptés aux situations où la servitude classique s’avère inadaptée ou impossible à constituer.